Je m’habillerai de nuit & La couronne du berger
Autant prévenir tout de suite, ça va spoiler sec. Continuez à vos risques et périls !
Je crois que le premier bouquin de Pratchett que j’ai lu était Sourcellerie, au lycée. Ou peut-être avant le lycée, je ne sais plus bien. À l’époque c’est un coup de foudre instantané : fantasy, personnages hauts en couleur et humour décapant, un cocktail qui ne pouvait que me plaire.
J’ai entrepris de lire toutes les Annales du Disque-Monde déjà parues, tout en suivant religieusement les nouvelles sorties, toujours avec la même attente et le même plaisir. Le temps passant, j’ai également ouvert les yeux sur le côté satirique, engagé et, disons-le politique de ces romans. Les situations, l’évolution des personnages, tout était porteur d’un message profondément humaniste et tourné vers les gens.
Dans chaque vieux, il y a un jeune qui se demande ce qui c’est passé.
Si l’annonce de sa maladie m’a foutu un coup au moral, que dire de son décès en 2015… Certes, mes horizons de lecteur s’étaient alors élargis à d’autres mondes, d’autres styles, mais je garde encore aujourd’hui une affection particulière pour Pratchett et son œuvre. Sans doute parce que par bien des côtés, j’ai grandi avec ses histoires, tant par l’âge que la raison.
Dans le Disque-Monde, la jeune Tiphaine Patraque est arrivée assez tardivement en 2003, soit conjointement avec le tome 29 ( l’excellent Le régiment monstrueux). Il y est donc question de Tiphaine Patraque, une jeune fille de 9 ans, qui veut devenir sorcière comme sa mémé. Le roman se déroule également sur le Disque-Monde, dans la région du Causse.
Son histoire sera contée dans 5 livres, dont les deux qui m’amènent aujourd’hui, à savoir le 4e Je m’habillerai de nuit et le 5e La couronne du berger. Celui-ci porte d’ailleurs un double symbole : dernier livre consacré à Tiphaine, il sera également le dernier écrit par Terry Pratchett pour le Disque-Monde et paraîtra d’ailleurs à titre posthume.
J’ai acheté aussi bien les livres physiques que le ebook, sans pour autant réussir à les lire jusqu’à là et il y a deux raisons à cela. Déjà, c’est les derniers et j’avoue en avoir repoussé quelque temps la lecture. Ensuite, je trouve que l’on ressent de plus en plus les effets de la maladie dans les écrits de Pratchett dans les derniers bouquins. L’enchainement du récit est moins fluide, les transitions moins travaillées, certaines formules sonnent différemment.
Les statues équestres donnent lieu à tout un folklore, surtout celles portant un cavalier. Il paraît qu’un code régit le nombre et la position des sabots du cheval: si un des sabots est en l’air, le cavalier a été blessé à la bataille ; deux en l’air signifient que le cavalier a été tué à la bataille : trois, que le cavalier s’est perdu en route pour la bataille, et quatre que le sculpteur était très, très fort. Cinq en l’air signifie qu’il doit y avoir au moins un autre cheval derrière celui qu’on nous montre ; et le cavalier gisant par terre, son cheval couché sur lui, les quatre sabots en l’air, que l’homme n’y connaissait rien en équitation ou qu’il montait une bête au très mauvais caractère.
Dans Je m’habillerai de nuit, on retrouve une Tiphaine de 16 ans, désormais sorcière de plein droit à la tête de son exploitation. Et ce n’est pas une vie de tout repos. La pauvre n’a plus une minute à elle à force de courir à droite et à gauche là où on a besoin d’elle. Et bien entendu là où on n’a pas besoin d’elle, c’est une sorcière après tout.
J’adore l’évolution de ce personnage, et j’aime la façon qu’à Pratchett de montrer qu’elle travaille dur, très dur, que rien ne vient réellement par magie. Car sorcière chez Pratchett, c’est finalement une activité très terre à terre : une sorte d’infirmière/sage-femme/herboriste/jardinière/vétérinaire/kiné/juge de paix et même, dans le cas présent, fromagère. Il s’agit le plus souvent de faire le travail que personne d’autre ne fait, avec le bon sens que personne d’autre n’a.
« Vos vos rapeleuz, mon chaer fraere, qu’en certaenes ocasions vos aurieuz maeyeux faet de vos raefonceu la tchaete dans le cul d’un canard que parleu ? »
Guiton Simpleut baissa le nez sur ses chaussures. « Pardon, Rob, j’ai pwint trouveu de canard. »
En parallèle, émerge à nouveau une menace sourde, mais tellement commune, attisant la haine et la discorde entre les bonnes gens, et qui plus est à l’encontre des sorcières. Comme souvent dans ce cycle, un thème finalement simple, mais important. L’histoire se veut d’ailleurs plus sombre qu’à l’accoutumée. Si le fond y est pour beaucoup, je trouve que la plume de Pratchett est plus lourde dans un sens, comme soumise à une inévitable pesanteur. Est-ce pour mieux coller à son histoire ? Ou est-ce également le poids de la maladie et des préoccupations qu’elle amène ?
Quoi qu’il en soit, et malgré le sérieux de l’histoire, je garde un très bon souvenir du livre. D’ailleurs y’a un truc intéressant à noter : Pratchett à créé un univers gigantesque. Pas infini, mais vraiment énorme, et ce depuis le tome 1 des annales (ok, ça ressemblait à une blague à l’époque, mais quand même). Au fil de la plume, il a créé une géographie, ajouté des personnages, fait évoluer l’histoire au rythme lent, mais inarrêtable du progrès. Il a développé plusieurs cycles, chacun avec leurs personnages ou spécialités. Et si tout cela se tient et se suit, l’auteur a toujours pris garde à ne pas trop lier l’ensemble. Juste ce qu’il faut, pas plus.
Jusqu’aux derniers tomes du moins. Il me semble que Pratchett à soudainement compris et embrassé l’étendue de la matière qu’il a su créer. Ainsi, dans Je m’habillerai de nuit mais également dans les derniers livres, c’est un festival incroyable pour le fan de la série : on y croise pratiquement tous les personnages qu’il n’a jamais écrits, certains absents des livres depuis de nombreux tomes, voir depuis le tome 3 ! Si ce foisonnement est notable, il ne tombe pas pour autant dans le fan service gratuit : encore une fois, je trouve que tout se tient de façon logique. Mais je ne peux m’empêcher de me demander : s’agissait-il d’une sorte de baroud d’honneur, d’une tournée d’adieu ? C’est étonnant : d’un côté j’adore cette interconnexion, ce sentiment d’un univers unique et vivant, multifacettes… Mais je ne peux pas m’empêcher de ressentir un fond de tristesse derrière.
Un bon jour pour des funérailles, songea Tiphaine en regardant par la fenêtre étroite du château. Il ne devrait jamais pleuvoir ces jours-là. Ça rend les gens trop tristes. Elle tâchait de ne pas être trop triste pendant des obsèques. Les gens vivent, ils meurent et restent dans les mémoires. Ça arrive tout comme l’hiver suit l’été. Ça n’a rien d’aberrant. Des larmes coulent, évidemment, mais elles sont pour ceux qui restent ; ceux qui sont partis n’en ont nul besoin.
La couronne du berger parait 5 ans et plus tard, je ne l’ai commencé qu’en aout 2019. Je ne sais pas vraiment par où commencer, ce tome final me laisse un sentiment particulièrement mitigé.
Tiphaine est une sorcière douée, reconnue par la plupart de ses pairs et surtout par Mémé Ciredutemps, la vieille sorcière que l’on connait depuis le 3e tome des annales. Elle met toujours les autres avant elle-même, travaille sans cesse pour aider. Après tout, elle est là seule sorcière du Causse, son pays, sa terre. Et voilà que débarque le 2e chapitre que je me prends comme une grosse baffe : pour la première fois (sauf erreur), Pratchett tue un personnage central. La mort de Mémé Ciredutemps, bien que paisible à sa façon, je ne l’ai pas vu venir. C’est rare que je m’attache beaucoup à un personnage, mais Mémé je la connais depuis 17 ans (et j’avais 17 ans d’ailleurs). J’ai adoré cette vieille sorcière depuis lors, son départ m’est resté en travers de la gorge, au point que j’ai refermé le bouquin pour quelques jours.
Ainsi donc la plus grande sorcière pas-cheffe des sorcières s’en est allée. Toute la profession se rassemble alors, car il s’agit officieusement de désigner une nouvelle pas-cheffe. Aucune sorcière digne de se nom n’accepterait d’avoir un chef, mais on peut tolérer qu’une représente du métier fasse autorité quoi. Selon le testament de Mémé, également soutenue par Nounou Ogg, c’est Tiphaine qui hérite de cette responsabilité. Et des à côté qui vont avec, comme assurer également la tenue de l’exploitation de Mémé.
« Et vos otes, monteuz la garde preus des piaeres. S’ils s’aminent en force, montreuz-leur ce qu’un Feegle sait faere !
— Mwa, je sais joueu de l’armonica », dit Guiton Simpleut.
Rob Deschamps soupira. « Win, ben, mwa, cha me fout daeja la trouye, alors cha devrait les taeni au lwin. »
En parallèle, la disparition de la plus grande sorcière du Disque-Monde intéresse les elfes. La frontière entre les mondes est affaiblie, il serait grand temps d’envahir à nouveau le monde des hommes. On avait déjà croisé les elfes dans Nobliaux et Sorcières (tome 14). Il n’est pourtant pas dans les habitudes de Pratchett de ramener de vieux ennemis : chaque histoire voyait jusque là débarquer un ou des nouveaux antagonistes. J’aurai préféré un autre choix, d’autant plus que les elfes sont bien moins effrayants qu’autrefois. Ils sont joueurs et un peu ridicules, c’est presque dommage. Alors certes, ils ne servent dans un sens que de toile de fond, le cœur de l’histoire se situant ailleurs, mais ça affaiblit un peu les enjeux.
En parlant d’elfe, j’ai apprécié que la reine soit destituée, puis bannie chez les humains. Là, on apprend à la connaitre sous le nom de Morelle, tandis qu’elle-même apprend à connaitre les hommes, les émotions. Le monde avance, d’autres façons de faire sont possibles, même avoir une amie. Et alors qu’on voit se personnage grandir, son empathie s’étendre, voilà qu’elle meurt. C’est très rapide et parfaitement moche : alors qu’un personnage auparavant malveillant découvre une possible redemption et s’épanouit ainsi, je n’ai pas bien compris la nécessité de sa mort. Cet élément semble assez gratuit, ce n’est pas non plus habituel dans les annales.
Et, contrairement à la croyance populaire, aucune sorcière connue de Tiphaine n’avait encore réussi à piloter un balai en tenant un parapluie.
Restons chez les elfes avec la visite de Tiphaine au roi lui-même. Une scène pour le moins étonnante et qui détonne encore une fois. On connait le côté paillard de Nounou Ogg qui arrive à faire des allusions magnifiques tout en restant correcte, mais le roi des elfes et son royaume… Tout y est étrangement très sexué et tend vers une sorte de virilité débridés assez équivoque et plutôt rare.
La dernière page tournée, il me reste d’abord un sentiment de déception. Le roman est particulièrement décousu, avec de nombreuses scènes qui s’enchainent parfois sans réel liant alors que plusieurs fils narratifs n’aboutissent pas. En un mot, une histoire inachevée, ce qui est d’ailleurs confirmé dans la postface écrite par son collaborateur Rob Wilkins : Pratchett n’a tout simplement pas eu le temps de travailler autant qu’il l’aurait souhaité sur cette histoire. Sur un aspect plus « technique », l’écriture elle-même s’en ressent. Patrick Couton assure comme toujours une très bonne traduction, je ne peux qu’attribuer à l’auteur des phrases moins percutantes et quelques termes qui sonnent à côté (comme « gendarmerie »). Et là clairement, c’est alzheimer.
Si Terry avait vécu plus longtemps, il aurait certainement encore développé ce roman. Il reste des points sur lesquels on aimerait en savoir davantage. Mais, tel qu’il est, c’est un livre remarquable, le dernier de Terry, et tout ce que vous aimeriez savoir de plus sur cette histoire, vous êtes invités à l’imaginer.
Rob Wilkins (La couronne du berger)
Mais ne terminons pas sur une note négative, car je garde tout de même de très bons souvenirs de cette dernière histoire. Si les thèmes sont toujours assez sérieux, dans la droite lignée du précédent finalement, j’ai trouvé l’ensemble moins noir et moins pesant. Il s’agit toujours pour Tiphaine de grandir et d’arriver au bout de cette partie de sa vie, avec autant d’étapes symboliques : quitter le domicile familial, être soi-même, prendre ses responsabilités, accepter sa part d’ombre, etc. Et c’est toujours un plaisir de que de faire le voyage avec un personnage aussi fin et intéressant que la jeune sorcière. Finalement, ce qui ressort du livre, c’est que le travail et la bienveillance l’emportent. Car aucune péripétie ne s’avère sérieusement problématique, toutes les difficultés s’effacent finalement devant le bon sens et l’entraide.
Tiphaine soupira. « Sorcière, c’est un travail d’homme ; c’est pour ça qu’il faut des femmes pour le faire. »
Une dernière parenthèse pour un point que j’ai mis un moment à réaliser : Terry Pratchett profite de ce livre avec une jolie boucle. Après les deux premiers tomes des annales (qui se suivent d’ailleurs, seul cas d’une histoire en deux parties), le tome 3 (La huitième fille) voyait Mémé Ciredutemps prendre sous son aile la jeune Eskarina Lefèvre, 8e fille d’un 8e fils. Le pouvoir et la magie lui sont aussi naturels que de respirer, sauf que la magie c’est pour les mages, pour les hommes quoi. Les femmes doivent devenir sorcières. Eskarina fera donc tout pour renverser ces diktats, bousculer les traditions et choisir sa propre voie. Et bien dans La couronne du berger, c’est finalement Tiphaine, l’héritière désignée de Mémé Ciredutemps, qui prend sous son aile le jeune Geoffroy, p’tit gars fuyant une autorité paternelle abusive et voulant devenir sorcière ! Tolérance, bienveillance, tout ça… Une belle façon de conclure.
Malgré les effets de la maladie d’Alzheimer, Terry voulait continuer d’écrire le plus longtemps possible, et il y est parvenu en grande partie grâce à l’assistance de sa formidable équipe de rédaction. Lyn, Rhianna et Rob aimeraient tout particulièrement remercier Philippa Dickinson et Sue Cook pour leur aide et leurs encouragements infatigables qui ont permis aux phrases de s’aligner.
Remerciements (La couronne du berger)
Et quelques citations de Pratchett ou de ses personnages :
Le temps est une drogue. À haute dose, il tue.
Demain, les armes se réduiront peut-être à des mots. Les mots les plus nombreux, les mots les plus rapides, les derniers mots.
Retenez bien ceci : Livre = connaissance = pouvoir = énergie = matière = masse. Une bonne bibliothèque n’est donc qu’un trou noir cultivé.
Le soleil se leva lentement, comme s’il doutait de l’utilité de cet effort.
“L’existence vous pose un problème parce que vous croyez que l’humanité se divise entre les bons et les méchants. Vous vous trompez, bien sûr. Il n’y a toujours que des méchants. Mais certains sont dans des camps adverses.”
Personne ne skiait dans les hautes montagnes du Bélier, du moins au-delà de quelques mètres et d’un cri décroissant. Personne n’y courait en chantant en jupe paysanne. Ce n’étaient pas des montagnes agréables Plutôt le genre où les hivers allaient passer leurs vacances d’été.
Nounou Ogg regarda sous son lit au cas où un homme s’y cacherait. Ben quoi, on ne savait jamais.
Mémé Ciredutemps rejetait avec fermeté la fiction. La vie était assez difficile comme çà sans avoir par-dessus le marché des mensonges à traîner partout, susceptibles de changer la façon de penser des gens. Et parce qu’il était la fiction incarnée, elle haïssait le théâtre par-dessus tout. Parfaitement, il s’agissait bien d’une haine de sa part. La haine exerce une force d’attraction. La haine, c’est comme l’amour qui aurait le dos tourné.
Une des règles du bonheur universel est la suivante : toujours se méfier des accessoires censés simplifier la vie qui pèsent moins lourd que leur manuel d’utilisation.
L’intelligence, c’est comme les jambes: quand on en a trop, on se fait des croche-pattes tout seul.
Bon je me marre tout seul à les retrouver ces citations, je vais finir par réveiller les voisins. Puis y’en trop de toute façon.
So long Sir Terry Pratchett.