La Montagne dans la mer
Lorsque j’ai commencé à entendre parler de La Montagne dans la mer, le premier truc qui m’a attiré, c’est la couverture de Nicolas Fructus : la silhouette d’une pieuvre en blanc sur fond noir, avec un dégradé de bleu. Simple, efficace. Et puis, un poulpe, quoi ! Dans un style très différent, il n’y a guère que l’illustration de la version US éditée par Picador qui fasse aussi bien.
Un mystère gît dans les hauts-fonds de l’archipel de Côn Dao…
Pour les Vietnamiens des environs, ce sont des monstres assassins.
Pour Dianima, multinationale spécialisée en bio-ingénierie et en intelligence artificielle, il s’agit d’une opportunité sans égale.
Pour ceux qui ont la charge de percer ce mystère, c’est une révélation.
Mais trois choses ne font aucun doute.
L’esprit de ces créatures n’a rien à voir avec le nôtre.
Leur corps est doué d’une totale capacité de camouflage et d’imitation.
Et ils exigent que nous partions…
De la science-fiction, des céphalopodes, du dépaysement, que demander de plus ?
Première surprise, le récit est structuré en 3 fils distincts, liés à la fois thématiquement et par quelques éléments plus ou moins discrets. J’ai d’abord craint de subir au moins l’un des trois, avant de me raviser : ils sont tous intéressants et pertinents, quoique rythmés différemment.
C’est en revanche la source d’une petite frustration personnelle : les poulpes sont paradoxalement peu présents. Bien que centraux dans l’un des fils narratifs, sujets de toutes les attentions, on les croise assez peu. Cela rend ces quelques occasions particulièrement prenantes, mais j’aurais aimé en avoir plus. Mais je comprends pourquoi l’auteur y recourt avec parcimonie : cela contribue au mystère, à créer l’inexplicable et à installer l’altérité radicale entre eux et nous (c’est-à-dire les humains). Le récit n’en est que meilleur. Peut-être que c’est une façon de représenter de manière concrète l’équilibre intenable que doivent maintenir certains protagonistes entre la recherche de contact, la soif de découverte et la conscience de leur propre nature menaçante (les humains, toujours) avec la nécessité de rester en retrait.
Ray Nayler explore de nombreuses thématiques au travers de ses personnages : de la nature de l’intelligence et de la conscience, à ce qui constitue une culture, en passant par l’anthropocentrisme. Et même l’IA et la robotique. La lecture est fluide, mais se révèle exigeante, tant elle interroge les protagonistes et le lecteur ou la lectrice sur leur place dans le monde. Tous les passages sur la communication m’ont immanquablement ramené à Comment parler à un alien ?1, les deux ouvrages partageants naturellement beaucoup. Je pense que c’est également ce qui fait la pertinence de La Montagne dans la mer : son propos questionne le monde, l’humain et des notions essentielles qui resteront valables quoi qu’il arrive.
J’ai également beaucoup apprécié l’aspect dépaysant des 3 histoires : le Vietnam, la mer, des personnages en majeure partie non européens. L’auteur possède un véritable talent pour personnifier ses protagonistes et leurs cultures, son parcours n’y étant clairement pas étranger.
Né au Québec, mais ayant grandi en Californie, Ray Nayler a vécu et travaillé à l’étranger pendant deux décennies — en Russie, au Turkménistan, au Tadjikistan, au Kazakhstan, au Kirghizistan, en Afghanistan, en Azerbaïdjan au Viêt Nam et au Kosovo, autant de pays dont il maîtrise les langues. Diplômé de la School of Oriental and African Studies de Londres, il est actuellement chercheur invité à l’Institute for International Science and Technology Policy de l’université George Washington.
L’écrivain a également réussi à me berner une fois ou deux. Ce n’est pourtant pas une histoire qui cherche à manipuler la lectrice ou le lecteur, ou à créer artificiellement des retournements de situation. Je ne m’en suis pas moins convaincu moi-même qu’il y avait un mystère dans le mystère et que l’histoire allait prendre un autre tournant. Signe du talent de Ray Nayler (de mon point de vue, du moins), ce que je n’ai pas été déçu que ce ne soit pas le cas. Il peut arriver qu’on se fasse une image d’un récit comme plus retors/profond/subtil qu’il n’est, avec à la clé une déception qui empiète sur l’appréciation du livre. Et ce n’est pas le cas ici, la réalité du récit se suffit à elle-même.
Il est parfois délicat de nouer, de clore correctement 3 fils narratifs, surtout quand ces derniers ne bouclent pas directement les uns sur les autres dans un final libérateur. L’équilibre reste juste jusqu’au bout, d’autant plus que le livre ne fait pas l’erreur de promettre, même indirectement, une apothéose finale toute en mouvement et en action. Au contraire, l’évolution de chaque histoire me fait l’effet d’une marée : une montée des eaux lente et implacable. Il y a une forme de puissance tranquille, parfois violente, qui souligne l’aspect irréconciliable des choses, le fait que, malgré l’émergences de ponts (le propos n’est pas totalement dénué d’espoir), certaines altérités restent inexorables. Ce n’est pas sans créer un petit sentiment de vertige, que j’ai trouvé comparable à certains passages de Vision aveugle de Peter Watts2. Et c’est un compliment.