L'Homme qui mit fin à l'histoire
Ce texte court est sorti dans l’excellente collection Une Heure-Lumière des non moins excellentes éditions Le Bélial. C’est une série de livres pouvant se lire 1 à 3 h environ, mais plus longs que des nouvelles.
L’histoire commence par un bon morceau de science-fiction : un couple, elle scientifique d’ascendance japonaise et lui historien chinois, a trouvé le moyen d’utiliser l’intrication quantique d’une particule élémentaire pour pouvoir voyager dans le temps. Enfin, pas exactement : la machine permet à un observateur de revivre un élément passé, quel qu’il soit, sans pouvoir interférer avec. Et surtout, une fois la scène revue, il est impossible de recommencer, les fameuses particules étant détruites dans la foulée. Il est tout aussi impossible d’enregistrer une captation de l’événement, laissant pour seul témoin le participant à l’expérience. Je ne rends pas justice à la description scientifique du fonctionnement de l’invention, plus détaillé et très bien expliqué dans le livre.
On ne peut pas davantage laisser son passé derrière soi que sa peau.
Bref, du voyage dans le temps, des particules, une machine : Beam me up, Scotty ! Sauf que le livre ne s’aventurera pas vraiment plus loin sur l’aspect SF. Pas vraiment impartial, le mari souhaite impérativement utiliser sa machine pour permettre aux descendants des victimes de l’unité 731 d’être témoins des abjections commises à l’époque. Plusieurs chapitres suivront d’ailleurs les participants de l’expérience, visitant « l’autre Auschwitz » avec toutes les horreurs qu’on peut imaginer et pire encore. Cette partie, je ne l’ai pas vue venir et elle m’a carrément retourné. L’horreur humaine, la vraie, décrite froidement et frontalement.
La deuxième baffe arrive lorsque, cherchant de mon côté, je m’aperçois que l’on a quitté la fiction pure. L’unité 731 a réellement existé, tout juste reconnue par le Japon depuis quelques années, sans que le gouvernement accepte le moins du monde de s’excuser ou d’ouvrir la totalité des archives. J’ai personnellement eu un choc en réalisant que quelque chose d’aussi tragique et horrible, par ailleurs assez documenté au travers des témoignages des survivants ou des anciens bourreaux, est si peu connus en occident.
Sur le plan moral, on peut arguer pour ou contre ce choix - la souffrance des victimes relève-t-elle du domaine privé, ou participe-t-elle de notre histoire collective ?
Ken Liu aborde s’attache également à décrire les conséquences d’une telle invention, de son contrôle par les états, de ce qu’elle soulève en termes de légalité, d’appartenance de l’histoire et des souvenirs. Cette seconde facette, bien que moins brutale et plus tournée vers la fiction, apporte un regard intéressant et peu commun sur le voyage dans le temps, quelle qu’en soit la forme.
Ce premier contact avec Ken Liu est de bon augure, malgré quelques sueurs froides. J’ai maintenant hâte de découvrir le recueil La ménagerie de papier.
Outre sa dimension spatiale, chaque état en possède une autre, temporelle. Il s’agrandit et se réduit au fil du temps, assujettit des peuples et parfois libère leurs descendants. On tient le Japon d’aujourd’hui pour constitué seulement de son archipel, mais à son apogée, en 1942, il englobait la Corée, l’essentiel de la Chine, Taïwan, les îles Sakhaline, les Philippines, le Vietnam, la Thaïlande, le Laos, la Birmanie, la Malaisie et une grande partie de l’Indonésie, ainsi que bon nombre d’îles du Pacifique. L’héritage de cette époque continue de façonner l’Asie, encore aujourd’hui.
Comme les autres volumes de la collection, la très jolie couverture est signée Aurélien Police. La traduction est assurée par Pierre-Paul Durastanti.