Mes vrais enfants
L’année 2021 marquera pour moi la découverte d’Ada Palmer et de Jo Walton, coup sur coup, autant dire que c’est une bonne année. Mes vrais enfants patiente sur mes étagères depuis un peu plus d’un an, sans que je trouve le bon moment pour l’ouvrir. Pour moi, ce n’est jamais évident d’aller à la rencontre d’un auteur inconnu : je me suis fait offrir le bouquin après la découverte d’une ou deux chroniques élogieuses, puis il est resté là, attendant son heure. Je souhaitais aussi découvrir une nouvelle autrice, la majorité de mes lectures provenant d’auteurs hommes.
Et puis, pour ne rien arranger, je n’apprécie pas la couverture retenue par FolioSF : impersonnelle, peu attirante, sans couleurs ni saveur particulière. Alors que celle chez Denoël est assez jolie. Autant dire qu’au moment de choisir une nouvelle lecture, il ne se retrouvait pas en tête de file.
Après avoir terminé Trop semblable à l’éclair, alors que je cherchais justement à lire quelque chose de différent le temps de digérer, une amie a eu le bon goût de proposer Mes vrais enfants. Grand bien lui en a pris !
L’histoire s’ouvre sur une vieille dame qui vit dans une sorte d’EHPAD. On trouve Patricia Cowan confuse, mais l’est-elle ? Deux vies semblent se bousculer dans sa tête, aussi vraies l’une que l’autre. Des trajectoires divergentes avec leurs malheurs et bonheurs contraires… et des enfants différents. Sont-ils vrais ?
Ce premier chapitre dissonant est fort réussi, l’autrice faisant parfaitement ressentir ce qui semble au premier regard ne relever que d’une simple démence. La confusion nait moins de la situation que de la conscience aiguë qu’a le personnage de ce qui lui arrive et que rien n’est faux. Deux réalités incompatibles, incompréhensibles de l’extérieur, un vertige perpétuel.
Le récit va ensuite s’attarder quelques chapitres sur les premiers temps de la vie de Patricia : de son enfance à son entrée dans la vie active, ses rencontres, ses croyances. Ce sont des moments importants qui permettent de forger le personnage, mais également de tisser la toile globale du monde : les contextes politiques, sociaux et religieux vont servir de socle à la suite.
Patricia va rencontrer Marc dont elle tombe amoureuse. Régulièrement séparés par leurs emplois et études, leur histoire se construit au travers de nombreuses lettres. Jusqu’au jour où Marc lui demande, par téléphone, de l’épouser. Patricia hésite, le combiné à la main. Le temps de quelques inspirations, elle choisit.
Je me permets de piquer ici la meilleure analogie existante sur le sujet à Terry Pratchett : le récit bifurque alors et nous allons suivre deux Patricia, chacune ayant emprunté une jambe différente du Pantalon du Temps. L’une dit Oui, l’autre Non, et le monde change.
À partir de là, il sera plus sage de ne pas lire la suite ce cette chronique si vous comptez découvrir le livre par vous-même !
À partir de là, les chapitres vont alterner entre l’une et l’autre, en utilisant le nom de son identité du moment pour s’y retrouver. Car même au sein d’une vie, nous pouvons être différentes personnes à différentes périodes de notre vie.
C’est une structure assez simple, mais qui nécessite un petit temps de chauffe. Les éléments de différenciations sont nombreux et permettent de rapidement reprendre le fil d’une histoire quand on quitte l’autre. Presque trop nombreux, avec beaucoup de personnages qui gravitent autour des héroïnes. Mais Jo Walton sait y faire pour que l’on ne soit jamais perdu : les différentes histoires profitent d’une dynamique propre tandis que la caractérisation des personnages est suffisamment travaillée pour éviter toute confusion. L’autrice n’hésite pas à recontextualiser ici ou là au détour d’une phrase ou d’une remarque.
Tant qu’à parler technique, j’admire la gestion du temps. Chaque vie avance à son rythme tout en maintenant une chronologie cohérente entre elles. Et plus encore, il y a la maitrise assez folle du tempo. Toute l’histoire s’inscrit dans une forme de temporalité flexible très travaillée. Au sein d’un même chapitre, on alterne sans cesse entre des micros-évènements (à l’échelle d’une vie du moins) qui peuvent prendre la place pendant quelques pages, quand soudain on avance de 2 ans sur une poignée de lignes.
Le temps se contracte ici, se relâche là. Comme les souvenirs finalement : on peut se remémorer tous les détails d’une journée précise, tandis que la mémoire glisse sur les semaines suivantes. Accélérations et décélérations forment une partition plaisante à suivre, qui donne une couleur particulière à chaque histoire. Et toujours de manière naturelle et au service du récit et de l’émotion. On ressent et comprend mieux l’impact des évènements sur la protagoniste. Le tout dans un style assez simple et qui laisse la place à l’histoire.
Parlons de Patricia justement ! Un rôle attachant et crédible. Ou plutôt des personnages, car le récit permet de réellement considérer deux femmes distinctes pendant l’essentiel de la lecture. Le tout en se reposant sur le même moule de départ, jusqu’au fameux choix. C’est d’ailleurs un véritable tour de force : chaque élément, chaque expérience vécue par Patricia dans les quelques chapitres précédents sa réponse à Marc va venir nourrir l’évolution des deux incarnations futures, mais de façon différente. Une même source pour deux effluents distincts.
Une autre grande force de l’histoire tient à son exploration de nombreuses thématiques sociales qui gravitent autour de Patricia et de sa place de femme dans ces mondes. Et il ne s’agit pas d’aborder un sujet le temps d’un chapitre avant de passer à un autre, rien d’aussi superficiel. Tous ces sujets sont traités sur le temps long, au travers d’un personnage qui se métamorphose dans un monde qui évolue lui aussi. C’est une toile fluide où les idées se répondent dans le temps (chronologique), mais tirent également leur relief de la réalité alternative (profondeur). Ainsi, chaque réalité, au-delà de sa matière propre, devient une grille de lecture pour l’autre. Les contrastes sont terriblement efficaces !
Patricia endossera de multiples identités, tantôt d’elle-même, tantôt au travers du regard des autres. Elle existe tout autant par elle-même que par les personnalités qu’elle croise dans sa vie. Jo Walton y projette d’ailleurs beaucoup de préoccupations différentes qui transforment son personnage en héroïnes d’avant garde. Au travers de ses expériences, de sa vie privée, de sa confrontation au monde et à l’Histoire, Patricia devient occasionnellement un symbole, à la portée variable.
Tricia, Patty, Pat, Trish : autant de facettes, autant de vécus bons et mauvaise dont les fils s’entremêlent aux petites et grandes histoires. Les thèmes sont nombreux, autant de couleurs pour peindre des situations différentes et parfois assez difficiles : féminisme, deuil, drogue, viol, homosexualité, religion, tolérance, famille et tout ce qui peut la souder comme la fissurer… Je ne me sens pas particulièrement qualifié ni légitime pour tous les aborder en détail, mais l’ensemble demeure magnifique et m’a semblé crédible.
Beaucoup de situations induisent des pistes de réflexion passionnante, que ce soit sur sa vie personnelle ou sur l’histoire et le monde lui-même. C’est à prendre ou à laisser, l’autrice se concentrant sur son histoire sans donner de leçon. Il y a d’ailleurs un jeu très intéressant. Car chaque vie donne naissance à un monde qui se développe différemment. Je n’adhère pas vraiment à l’idée que c’est le choix de Patricia qui conduit à cela et l’autrice ne semble pas considérer les choses ainsi. Ce sont juste deux réalités différentes qui pour la protagoniste ont une origine précise, mais sans que tout ne s’explique par sa décision.
Il y a une tension constante entre l’Histoire et la vie de Patricia avec un jeu de miroir qui sous-tend tout le livre. Là où elle trouve le bonheur, le monde s’enfonce, tandis que là où sa vie semble plus difficile, le monde évolue vers une forme de lumière. Je grossis le trait, tant les nuances de gris sont nombreuses et chacune des réalités porte son lot dans un sens ou dans l’autre. Mais l’Histoire générale évolue dans deux directions opposées. Cette tension apporte de la profondeur. Il faut aussi noter que chaque réalité, bien qu’issue de la nôtre, apparaît bien différente de ce que racontent nos livres d’histoire, tout en étant toutes deux familières.
Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’au-delà des différences, les personnages communs aux deux mondes gardent une certaine cohérence.
Dans le dernier chapitre, on retrouve Patricia dans son hospice, chacune de ses vies l’ayant conduite ici. Un pied toujours dans chacune, faisant d’elle non pas deux êtres singuliers, mais la somme de toutes ses identités. Un esprit partagé entre différentes expériences, différents enfants qu’elle ne peut choisir au profit des autres. Chaque vie marquée au fer par ses joies et peines, souvent contradictoires. Ni l’une ni l’autre, ni tout à fait celle qui existait avant, mais la somme de l’ensemble. Cela m’a d’ailleurs frappé : à quel point l’autrice arrive à faire vivre deux personnages, clairement délimités, tout en actant nettement, sans équivoque qu’il s’agit d’une seule et même personne, cohérente malgré tout.
Cette fin douce amère, où Patricia semble se projeter à nouveau vers son choix fondateur de ses vies, est assez juste. Il n’est pas question d’apporter une réponse définitive quelconque ni de laisser une question non répondue. Démence et folie ? Conjonction quantique de deux réalités contraires, mais véritables ? Peu importe, c’est du pareil au même finalement. Et l’ensemble tient par la simple nature du personnage et de ses facettes.